Une religion qui croit en l'homme
Après l'inventaire, les questions de fond. Cet article, qui est un extrait de : Silences et non-dits de l'histoire antique, présente un aspect inattendu des religions anciennes. Entre les extrêmes de la débauche matérialiste et du fanatisme religieux,le culte des Anciens devait proposer une " juste mesure " afin que les notions de sacré soient partagées par tout un peuple. Les paroles des sages " rien de trop " et " connais-toi toi-même " écrites sur les frontispices des temples, étaient probablement les seuls sermons imposés. Mais au moins ils étaient respectés par tous, et on évitait les querelles, devenues aujourd'hui inévitables, entre croyants et non-croyants.
Si Dieu agit ; alors, ce n’est pas l’homme. Si l’homme agit ; alors, ce n’est
pas Dieu. Le problème des religions est celui-là : entre pouvoir divin et pou-
voir humain, il faut choisir. Si le pouvoir est divin, l’homme reste un éternel
enfant, soumis à l’autorité permanente de dieux parents. Si le pouvoir est
humain, l’homme devient le maître absolu du monde. Dans le premier cas,
l’homme vit l’échine courbée, avec l’angoisse permanente de mal faire et
d’être puni par un Dieu qui le surveille sans répit et juge ses moindres ac-
tions. Dans le second cas, il est lui-même un dieu et comme un despote, il
agit en toute impunité et cherche à assouvir ses désirs insatiables en voulant
tout régenter et tout écraser. À l’heure actuelle, ces deux écueils apparaissent
souvent comme la seule alternative entre croire et ne pas croire. Elle est ce qui
oppose le croyant à l’athée, chacun voyant dans le clan de l’autre, la terrible
« mauvaise pente » qu’il faut à tout prix éviter. La singularité des cultes de
l’Antiquité fut précisément d’avoir cherché à éviter ces deux écueils. Aussi,
pour ces peuples du passé, la principale révélation fut la découverte d’un
chemin intermédiaire qui, entre Charybde et Scylla, enseignait à l’homme
les avantages de la sagesse dans ce que l’on pourrait appeler la quête d’un
bonheur humain. Pas d’obéissance aveugle, ni de liberté inconsciente, mais
la possibilité de s’affranchir du fardeau de son ignorance grâce à un appren-
tissage enseignant la juste mesure, comme un moyen d’atteindre les buts
essentiels de la vie. Dans le bouddhisme, on parle de « la Voie du milieu ».
Dans les cultes antiques, on recommandait surtout de ne pas trop s’appro-
cher des bords de son propre chemin. Le précepte « Rien de trop », inscrit
sur les frontispices des temples grecs et romains, rappelait à chaque homme
l’importance de la double limite du trop et du trop peu, tant dans l’équilibre
de la personne que dans une harmonie d’ensemble permettant de rendre la
vie agréable, pour tous, dans la cité.
Pour se justifier, les religions anciennes se calquaient sur le modèle pa-
rental. Si Dieu occupe la place du père, alors qu’est-ce qu’un bon père ? Et
inversement, qu’est-ce qu’un mauvais père ou un père défaillant ? Un bon
père n’abandonne pas ses enfants et, inversement, il évite de les surprotéger.
Autrement dit, un bon père ne laisse pas des enfants livrés à eux-mêmes et
libres de tout décider. Mais ils ne sont pas non plus dépossédés de toute vo-
lonté, de tout libre arbitre et de toute capacité de décision. Dans le premier
cas, on nie le statut de l’enfant, en faisant de celui-ci un adulte miniature.
Dans le second cas, on nie le statut de l’adulte, en faisant de ce dernier un
éternel enfant.
De ces deux extrêmes naissent deux types de dynasties qui établissent
elles-mêmes deux formes de régimes. Bien que différents, ces deux régimes
sont l’un et l’autre des tyrannies. Dans les tyrannies, les dirigeants occupent
la place du père et les populations ont donc les places de l’enfant. Dans le
premier cas, il s’agit d’un père strict, qui interdit tous les plaisirs matérialistes
et impose de multiples privations. Dans le second cas, il s’agit d’un père
laxiste, qui autorise tous les plaisirs et toutes les débauches. Dans le premier
régime, la référence au père rejoint des idéaux de pureté et de perfection
céleste ; il s’agit donc du règne d’Ouranos, Ouranos signifiant le Ciel. Dans
le second régime, le père est celui qui triomphe par la possession des biens
matériels qu’il réussit à acquérir en un temps record ; c’est donc le règne de
Cronos, Cronos voulant dire le Temps. Le règne d’Ouranos correspond à
une dictature religieuse et le règne de Cronos, à une dictature matérialiste.
Dans le règne d’Ouranos, la religion prend trop de place ; dans le règne
de Cronos, le sacré est détruit. Ni l’un ni l’autre n’offre l’image positive d’un
« bon père ». Ces deux régimes sont donc dirigés par de « mauvais dieux » qui
donnent toute légitimité aux forces néfastes du Chaos. À ces mauvais
dieux, maîtres du Chaos, on donne le nom de « Titans ».
Dans la mythologie, les Titans s’opposent aux dieux de l’Olympe. Zeus
parvient finalement à les renverser et il donne naissance à une autre concep-
tion de l’autorité en choisissant de partager le pouvoir avec ses frères et sœurs.
Zeus ne cherche pas à emprisonner ou à dévorer sa progéniture comme le
faisaient ses aïeux ; il accepte, au contraire, de laisser grandir ses enfants sans
la crainte d’être contesté et dans certains cas, dépassé par de jeunes dieux
meilleurs que lui. Pour cela, Zeus devient le premier père (deus pater) et il
est à la fois le père des dieux et des hommes.
Les religions antiques veillent scrupuleusement à préserver cette figure du
père juste, grâce à laquelle les hommes sont à la fois libres et sages. L’homme
bâtit sa dignité sur le respect de règles et de lois qui l’engagent à préserver et
à honorer toutes les formes sacrées de l’existence. Mais le destin de l’homme
est aussi d’évoluer et d’atteindre des sommets sans être rongé par la culpa-
bilité à l’idée de rivaliser dans les honneurs avec les dieux. Dans le domaine
– privé – de l’éducation, le – bon – père est un monarque qui doit accepter
d’être, un jour, destitué par ses propres enfants. Le destin de l’humanité est,
en effet, de voir les enfants dépasser leurs pères et, d’une manière générale,
les jeunes générations dépasser leurs aînés, car c’est à cette seule condition
que l’humanité peut évoluer.
Sur les bases de cette philosophie religieuse, l’Antiquité a érigé les prin-
cipaux piliers de la civilisation qui sont l’éducation, les arts et les sciences,
ainsi que la démocratie.
Dans la démocratie, le « peuple souverain » balaye l’image figée du père
unique ; il n’y a plus l’effigie intouchable d’un père qui décide à lui seul du
destin de son peuple, mais des pères multiples qui s’adaptent aux différentes
variétés de la nature humaine. Le modèle démocratique devient ainsi un
modèle intermédiaire entre les deux extrêmes, qui sont le règne d’Ouranos
et le règne de Cronos.
Peut-être que les cruautés d’Ouranos et de Cronos n’ont jamais vraiment
existé, car c’est surtout l’homme qui s’engage à vénérer de « mauvais dieux »
et subit les conséquences de ses mauvais choix, mais il ne faut pas, pour cela,
tout remettre à une vision subjective et psychologique. À cette époque, la
quête du bonheur n’est pas individuelle : il faut d’abord, grâce à l’aide des
philosophes, accéder à une idée du bonheur collectif avant de trouver le chemin
de sa propre félicité. Donc, d’abord un regard d’ensemble, avant d’explorer sa
propre nature. Car, pour ces peuples de l’Antiquité, ce n’est pas dans
la famille, mais dans le choix des dieux que se décide le bonheur de chacun.
Quand on choisit des mauvais dieux, on est dirigé par de mauvais « pères » et
hommes et femmes deviennent alors de mauvais parents.